Le médium du Tsar ?

Article paru dans Le Petit Parisien1 n°10 854 du mardi 17 juillet 1906.

Le Petit Parisien du mardi 17 juillet 1906

On a annoncé que le Docteur Encausse, dit Papus, était devenu fou à Saint-Pétersbourg. - Le célèbre « Mage » est à Paris et parfaitement sain d'esprit. Ses relations avec la Cour de Russie.

Plusieurs dépêches venues récemment de Saint-Pétersbourg ont annoncé que le docteur Gérard Encausse, plus connu dans le monde de l'occultisme sous le pseudonyme de Papus, était devenu l'un des personnages les plus puissants de la cour de Péterhof et que les séances de spiritisme qu'il organisait au palais impérial exerçaient une grosse influence sur l'esprit du tsar.

Par son intermédiaire, ajoutait-on, Nicolas II invoquait les esprits des autocrates défunts et les conseils qui lui venaient de « l'au-delà » pesaient pour beaucoup dans les décisions qu'il lui fallait prendre.

Enfin, il y a deux jours, un nouveau télégramme, émanant à n'en pas douter de la même source, annonçait que le fameux « mage » parisien avait été frappé d'aliénation mentale.

Cette nouvelle provoqua une vive émotion dans les milieux spirites de Paris, où le docteur Encausse, alias Papus, occupe une situation prépondérante et jouit de la réputation justifiée d'un savant doublé d'un excellent homme.

Elle causa, en outre, une stupéfaction d'autant plus grande qu'alors qu'on signalait la démence de Papus dans la capitale russe, on annonçait qu'il devait faire, hier soir, lundi, à l'Université populaire du faubourg Saint-Antoine, une conférence sur les « Mystère du ciel et la Légende de l'évocation des âmes ».

Existait-il par hasard deux Papus, ou bien se trouvait-on en présence d'une mystification ?

Le Petit Parisien, 17 juillet 1906 [Source : Gallica]

Chez le Docteur Papus

La conférence a eu lieu, comme elle avait été annoncée et le docteur Papus a rassuré ses amis et ses disciples en leur montrant d'abord qu'il n'était pas fou et ensuite qu'il n'était pas allé à Saint-Pétersbourg. Il ajouta même qu'il n'avait nulle envie de s'y rendre.

Toutes les dépêches où son nom est cité sont, d'après lui, l'oeuvre de quelque Lemice-Terrieux pétersbourgeois agissant dans un but que le docteur Encausse croit deviner. Il nous a fait part de ses impressions à ce sujet au cours d'un entretien que nous avons eu hier avec lui dans son appartement de la rue de Savoie.

- Comme vous, nous a-t-il dit, j'ai eu connaissance des informations télégraphiées de Saint-Pétersbourg sur mon compte. Elles sont inventées à dessein par une certaine contre-police, pour faire croire que le tsar est un cerveau faible, désemparé en présence du mouvement révolutionnaire qui va toujours grandissant et que, ne sachant quel parti prendre, quels conseils écouter, il s'est laissé entraîner, dans le désarroi moral où il se trouve, à demander aux « esprits » quelle conduite il doit tenir. C'est moi qui serais son médium !

Le docteur Papus éclate de rire et ajoute :

- Vraiment, ce serait amusant, si ce n'était grotesque. De plus, l'intention malveillante vis-à-vis de l'empereur de Russie est, ici, manifeste.

Mais laissez-moi vous expliquer par le menu ce qui a pu donner naissance à de pareilles fantaisies, - encore est-il que je ne conçoive pas bien comment on a pu associer mon nom à des expériences de « médiumnité », que je n'ai jamais faites dans l'empire des tsars et à Péterhof moins que partout ailleurs, pour cette raison toute simple que je n'y suis jamais allé.

J'ai fait deux séjours à Saint-Pétersbourg. Dans le courant du premier, en 1899, j'ai été, pendant un mois, l'hôte du grand-duc Nicolas Nicolaewitch, qui s'intéressait aux études psychiques et qui a bien voulu accepter la présidence d'honneur de sociétés que j'ai fondées.

Le second date de la fin de l'année 1900. Je restai deux mois dans la capitale russe et, cette fois encore, je séjournai dans le palais du grand-duc. Je ne me souviens pas d'avoir jamais organisé de séances de spiritisme. On m'a donc fait là-bas une réputation que je n'ai jamais justifiée.

Philippe et le tsar

- Vous avez dû voir également, poursuivit le docteur Papus, que l'on a annoncé la mort de Philippe2. Ça, c'est exact.

Philippe aurait peut-être pu, avec quelque apparence de raison, remplir auprès de l'empereur, le rôle qu'on me prête, à moi.

Il avait été mon maître ; il était devenu mon ami, et, je pus me rendre compte, pendant mon séjour chez le grand-duc Nicolas, qu'il était personna grata auprès de l'empereur.

Sans être riche, Philippe jouissait d'une certaine fortune. Très jaloux de son indépendance, il n'aimait pas devoir quelque chose à quelqu'un, fût-ce à un grand de la terre. Et il le prouva en refusant systématiquement tout ce que le tsar voulut lui offrir. Charges, honneurs, croix, pensions, il déclina tout.

Jamais Nicolas II n'avait constaté pareil désintéressement. Il en fut très frappé et redoubla d'estime pour cet homme qui ne lui demandait rien. Ses entretiens avec Philippe étaient très fréquents.

Au palais de Péterhof, plus peut-être que partout ailleurs, les personnages de la cour veulent être renseignés sur ce qui se passe dans le cabine de l'empereur et savoir quels sont les gens qu'on y introduit.

Comme ils ne pouvaient demander au tsar ce qu'il avait dit à Philippe, ils le demandaient à philippe lui-même, qui s'abstenait de leur répondre.

Dès lors, cet homme devint suspect, et, avec lui, ceux qui le fréquentaient. Comme j'étais de ces derniers, on nous signala tous deux à une certaine police, celle qui doit tout savoir, et comme, en définitive, elle ne put rien apprendre de bien intéressant, elle imagina que nous devions être, Philippe et moi, deux mauvais génies qui avaient pris de l'ascendant sur l'esprit du tsar en faisant parler les morts.

Philippe étant décédé, j'ai hérité de sa réputation avec les privilèges qui s'y attachaient. Une feuille de Pétersbourg, dont on m'a envoyé un exemplaire, m'a même consacré quarante lignes pour raconter que j'étais tout de rouge vêtu et que j'occupais, dans une aile du palais, un appartement dont il m'était défendu de sortir sous peine de mort !

Là, dans le silence et la solitude, je prépare des drogues étranges, je fais tourner les tables ; j'évoque les esprits de Catherine II et de Pierre le Grand ; après quoi, je rends compte au tsar de ce que ces illustres défunts pensent de lui et de son gouvernement.

Le plus regrettable c'est qu'à Saint-Pétersbourg des gens de très bonne foi et qui ne sont pas des imbéciles croient vraiment à ces balançoires. Ils plaignent leur empereur d'en être arrivé là...

Voilà comment, plus tard, je serai pour quelque historiographe intime une sorte d'Eminence grise ayant eu une grosse influence sur la marche des évènements dans la Russie moderne.

Quoi qu'il en soit, depuis 1900, je suis resté à paris et j'ai d'autant moins l'intention de revoir Saint-Pétersbourg que, la légende continuant à s'accréditer de plus en plus, les révolutionnaires m'ont fait l'honneur de m'envoyer des lettres de menaces sous prétexte que je contrecarrais leurs projets.

Je suis heureux de dire ces choses dans un journal comme le Petit Parisien, qui est une tribune indépendante.

La Carrière de Papus

Ainsi parla le docteur Gérard Encausse, sans se départir de sa bonne humeur coutumière. Né le 13 juillet 1865 à la Corogne (Espagne), d'un père français marié à une Castillanne, le docteur Encausse fut initié de bonne heure au martinisme. Il était externe des hôpitaux quand il commença l'étude de l'hypnotisme, sous la direction de Mesnet, puis de Gilbert-Ballet.

Reçu docteur en médecine, il se voua entièrement à la pratique de l'homéopathie et du magnétisme. Il est l'auteur très apprécié de nombreux ouvrages dans ces sciences spéciales.

Source

Le Petit Parisien n°10 854 du mardi 17 juillet 1906 [Télécharger - Source : Gallica]

Notes

  1. Un des quatre plus grands quotidiens français à la veille de la Première Guerre Mondiale avec Le Petit Journal, Le Matin, et Le Journal
  2. Papus fait ici référence à Monsieur Philippe de Lyon, qu'il considérait comme son « Maître spirituel ».