Comment je devins mystique, par Papus

Article publié dans la revue L'Initiation de décembre 1895. Papus a trente ans lorsqu'il écrit cette autobiographie ; il y explique comment il est passé de l'occultisme au mysticisme. Papus a rencontré Monsieur Philippe il y a quelques mois lorsqu'il écrit cet article. La revue L'Initiation publiera une interview de Papus en 1901 qui complète cet extrait.

Notes d'autobiographie intellectuelle

A Camille Flammarion.

Beaucoup d’écrivains indépendants, quelques philosophes et certains chroniqueurs se sont souvent demandé comment il pouvait se faire que des jeunes gens élevés dans les principes de la « saine raison » à l’abri « de la superstition » abandonnent tout à coup ces enseignements positifs pour se lancer dans des études mystiques, pour s’intéresser aux problèmes religieux et philosophiques plus qu’aux évolutions politiques, et pour pousser l’extravagance jusqu’à ces recherches concernant les sciences occultes et la Magie qui dénotent, sinon une aberration totale, du moins un certain affaiblissement des facultés intellectuelles ?

Ce mouvement vers le mysticisme de la jeunesse contemporaine inquiète les hommes mûrs et déconcerte leurs espérances. Veut-on permettre à un ancien partisan des doctrines matérialistes, à un médecin élevé dans les principes chers au positivisme, de raconter quelques traits de son évolution intellectuelle et de montrer au moins un cas de cette étrange intoxication mystique, suivi depuis son début jusqu’à la crise aiguë ? Si les philosophes ne s’intéressent pas à cette observation, peut-être fera-t-elle le profit des aliénistes ; puisqu’il est convenu dans un certain milieu de considérer tous les spiritualistes comme des dégénérés sinon comme des aliénés.

C’est la première fois que j’aborde mon autobiographie intellectuelle, et je ferai mes efforts pour être aussi concis que possible. Je préviens donc tout d’abord les confrères qui pourront être appelés à suivre mes observations que je n’ai jamais été en contact avec des professeurs religieux ; qu’au contraire toutes mes études depuis l’école primaire jusqu’au doctorat en médecine, en passant par le certificat d’études primaires, le certificat de grammaire et les baccalauréats, ont été poursuivies dans des écoles laïques ou au collège Rollin. Il n’y a donc pas à chercher ici la prédisposition maladive dérivée des enseignements de l’enfance.

En 1882, je commençai mes études de médecine et je trouvai à l’École de Paris toutes les chaires importantes occupées par des matérialistes enseignant les doctrines qui leur étaient chères sous couleur d’évolutionnisme.

Je devins donc un ardent « évolutionniste » partageant et propageant de mon mieux la foi matérialiste.

Car il existe une foi matérialiste que je considère comme nécessaire à tout cerveau qui veut évoluer à un certain moment. Le matérialisme qui apprend à travailler pour la collectivité sans aucun espoir de récompense puisque seul le souvenir de votre personnalité peut subsister après vous, cette doctrine, qui dessèche le cœur et apprend à ne saluer que les forts dans la lutte pour la vie, a cependant une action puissante sur la raison, et cela rachète un peu ses égarements et ses dangers. On sait quel parti le matérialisme a su tirer de la doctrine de l’évolution. Et cependant c’était l’étude approfondie de l’évolution qui devait me montrer la faiblesse du matérialisme et ses erreurs d’interprétation.

On m’avait dit : « Ces sels minéraux, cette terre, lentement décomposés et assimilés par la racine du végétal, vont évoluer et devenir des cellules du végétal. Ce végétal, à son tour, transformé par les sécrétions et les ferments de l’estomac de l’animal, deviendra du chyle et se transformera en cellules de cet animal. » Mais la réflexion me fit bientôt comprendre qu’on oubliait un des facteurs importants du problème à résoudre.

Oui, le minéral évolue et ses principes essentiels deviennent les éléments matériels de la cellule végétale. Mais à une condition, c’est que les forces physicochimiques et le soleil lui-même viennent aider ce phénomène, c’est-à-dire à condition que des forces supérieures par leur évolution se sacrifient à l’évolution des forces inférieures.

Oui, le végétal digéré devient bien la base matérielle d’une cellule animale, mais à condition que du sang et de la force nerveuse (c’est-à-dire de forces supérieures dans l’échelle de l’évolution) viennent se sacrifier pour l’évolution de la cellule végétale et pour sa transformation en chyle.

En somme, toute montée dans la série, toute évolution demandait le sacrifice d’une et plus souvent de deux forces supérieures. La doctrine de l’évolution est incomplète. Elle ne représente qu’un côté du fait et néglige l’autre. Elle met à jour la loi de la lutte pour la vie, mais elle oublie la loi du sacrifice qui domine tous les phénomènes.

Possédé par cette idée que je venais de mettre au jour et qui me tenait à cœur, je résolus d’approfondir de mon mieux ma découverte et je passai mes journées à la Bibliothèque nationale. J’étais externe des hôpitaux ; un an de travail, deux au plus m’auraient permis de devenir interne et d’accomplir une carrière médicale peut-être fructueuse. J’ai consacré à l’étude des ouvrages des alchimistes, de vieux grimoires magiques et des éléments de la langue hébraïque, ces années que mes collègues ont passées à étudier les œuvres des examinateurs, et, dès ce moment, s’est dessiné mon avenir. Cette découverte que je croyais avoir faite, je la retrouvai dans les œuvres de Louis Lucas, puis dans les textes hermétiques, puis dans les traditions indiennes et dans la Kabbale hébraïque. Le langage seul était différent et, où nous écrivons HCl, les alchimistes dessinaient un lion vert ; et où nous écrivons

2HCl + Fe = FeCL2 + 2H

Les alchimistes dessinaient un guerrier (Mars, le Fer) dévoré par le lion vert (l’acide).

En quelques mois ces fameux grimoires m’étaient aussi faciles à lire que les ouvrages, bien plus obscurs, de nos pédants chimistes contemporains. Et, de plus, j’apprenais à manier cette merveilleuse méthode analogique, si peu connue des philosophes modernes, qui permet de rattacher toutes les sciences en une commune synthèse et qui montre que les anciens ont été purement et simplement calomniés au point de vue scientifique, par l’ignorance historique inqualifiable des professeurs de science de nos jours.

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C’est en étudiant les livres hermétiques que j’eus les premières révélations sur l’existence d’un principe en action dans l’être humain et qui rend compte si facilement de tous les faits hypnotiques et spirites.

J’avais appris à l’École de médecine que toute maladie correspond à une lésion cellulaire et qu’aucune fonction ne peut s’exercer sans un travail cellulaire. Tous les phénomènes psychiques, tous les faits de volition et d’idéation, tous les faits de mémoire correspondaient à un travail de certaines cellules nerveuses, et la morale, les idées de Dieu et du Bien étaient le résultat mécanique produit par les effets de l’hérédité ou du milieu sur l’évolution des cellules nerveuses. Quant aux philosophes dits « spiritualistes » et aux « théologiens », ils devaient être considérés soit comme des ignares ne sachant ni l’anatomie ni la philosophie, soit comme des aliénés plus ou moins malades suivant le cas. Un livre de psychologie n’avait quelque valeur que s’il était fait par un médecin et si ce médecin appartenait à l’École des gens « instruits » et raisonnables, c’est-à-dire à l’École matérialiste officielle. Et l’on disait aux naïfs qui croyaient encore à l’âme : « L’âme ne s’est jamais rencontrée sous votre scalpel. » Voilà en quelques mots le résumé des opinions philosophiques qu’on nous enseignait.

J’ai toujours eu la dangereuse manie de n’accepter une idée qu’après l’avoir étudiée moi-même sous toutes ses faces. D’abord ravi par l’enseignement de l’École, j’en vins peu à peu à avoir quelques doutes que je demande la permission d’exposer.

L’École enseignait que rien ne s’accomplit sans la mise en action d’organes d’autant plus nombreux, que la division du travail est mieux établie dans l’organisme. Or, lors de l’incendie de l’Hôtel-Dieu, on avait vu des paralytiques, dont les jambes étaient atrophiées et dont les nerfs n’existaient plus à l’état d’organes, recouvrer tout à coup l’usage des membres jusque-là inutiles. Mais ce n’était encore là qu’un faible argument.

Les expériences de Flourens avaient démontré que nos cellules se renouvellent toutes en un temps qui, pour l’homme, n’excède pas trois ans. Quand je revois un ami trois ans après une visite antérieure, il n’y a plus en cet ami aucune des cellules matérielles qui existaient auparavant. Et cependant les formes du corps sont conservées, la ressemblance qui me permet de distinguer mon ami existe toujours. Quel est donc l’organe qui a présidé à cette conservation des formes, alors qu’aucun organe du corps n’a échappé à cette loi ? Cet argument est un de ceux qui m’ont toujours le plus frappé. Mais je devais aller encore plus loin.

Claude Bernard, en étudiant les rapports de l’activité cérébrale avec la production de l’idée, avait été amené à constater que la naissance de chaque idée provoquait la mort d’une ou de plusieurs cellules nerveuses, si bien que ces fameuses cellules nerveuses, qui étaient et qui sont encore le rempart de l’argumentation des matérialistes, reprenaient, d’après ces recherches, leur véritable rôle, celui d’instruments et non celui d’agents producteurs.

La cellule nerveuse était le moyen de manifestation de l’idée et ne générait pas elle-même cette idée. Une nouvelle constatation appuyait encore la valeur de cet argument.

Toutes les cellules de l’être humain sont remplacées en un temps déterminé. Or, quand je me rappelle un fait arrivé dix ans auparavant, la cellule nerveuse qui, à l’époque, avait enregistré ce fait, a été remplacée cent ou mille fois. Comment la mémoire du fait s’est-elle conservée intacte à travers cette hécatombe de cellules ? Que devient ici la théorie de la cellule génératrice ?

Et même ces éléments nerveux auxquels on fait jouer un tel rôle dans les faits du mouvement sont-ils si indispensables à ce mouvement quand l’embryologie nous apprend que le groupe de cellules embryonnaires qui constitue plus tard le cœur, bat rythmiquement alors que les éléments nerveux du cœur ne sont pas encore constitués.

Ces quelques exemples choisis au hasard parmi une quantité de faits m’avaient conduit à constater que là encore le matérialisme faisait faire fausse route à ses adeptes en confondant l’instrument inerte avec l’agent effectif d’action.

La preuve que le centre nerveux fabrique l’idée, nous dit le matérialiste, c’est que toute lésion du centre nerveux se répercute sur les faits d’idéation et que, si une lésion se produit dans votre troisième circonvolution frontale gauche, vous deviendrez aphasique et aphasique d’un genre particulier suivant le groupe de cellules nerveuses atteint par la lésion.

Ce raisonnement est tout simplement absurde, et, pour le démontrer, nous allons appliquer les mêmes raisonnements à un exemple quelconque : tel, le télégraphe.

La preuve que l’appareil télégraphique fabrique la dépêche, c’est que toute lésion de l’appareil télégraphique se répercute sur la transmission de la dépêche et que, si je coupe le fil télégraphique, la dépêche ne peut plus passer.

Voilà exactement la valeur des raisonnements matérialistes : ils oublient le télégraphiste ou ils veulent ignorer son existence.

Le cerveau est à un principe spirituel qui existe en nous exactement ce que l’appareil transmetteur est au télégraphe. La comparaison est vieille, mais elle est toujours excellente.

Le matérialiste vient nous dire : « Supposons que le télégraphiste n’existe pas, et raisonnons comme s’il n’existait pas. » Puis il pose une affirmation dogmatique : « Le transmetteur télégraphique marche tout seul et produit la dépêche d’après une série de mouvements mécaniques provoqués par les réflexes. » Une fois cela posé, le reste marche tout seul, et le matérialiste conclut joyeusement que l’âme n’existe pas et que le cerveau produit de lui-même les idées, comme l’appareil télégraphique produit la dépêche. Et il ne faut pas toucher à ce raisonnement : c’est un dogme positiviste, aussi sectairement enseigné et défendu qu’un dogme religieux.

Je sais ce qu’il m’en coûte d’avoir découvert l’inanité de des raisonnements : j’ai été accusé de roublardise, parce qu’on a supposé qu’un matérialiste qui devenait mystique ne pouvait être qu’un « roublard » ou un aliéné. Grâce soient rendues à nos adversaires d’avoir encore choisi le premier terme. Mais passons.

De même que nous pouvons constater que les cellules matérielles du corps sont simplement les outils de quelque chose qui conserve les formes du corps à travers les disparitions de ces cellules, de même nous pouvons voir que les centres nerveux ne sont que les outils de quelque chose qui utilise ces centres comme instruments d’action ou de réception.

Et l’Anatomiste armé de son scalpel ne découvrira pas plus l’âme en disséquant un cadavre que l’ouvrier armé de ses pinces ne découvrira le télégraphiste en démontant l’appareil télégraphique ou le pianiste en démontant le piano. Il est inutile, je pense, de démontrer davantage l’inanité du raisonnement qu’opposent toujours les soi-disant philosophes positivistes à leurs adversaires.

Avant de terminer ces lignes, je tiens encore à appeler l’attention sur deux « trucs » de raisonnement utilisés par les matérialistes dans les discussions et qu’ils servent généreusement quand ils se sentent inférieurs à leurs adversaires.

Le premier truc est celui du « renvoi aux SCIENCES spéciales et aux mémoires obscurs » qu’on juge inconnus du naïf adversaire.

Comment, Monsieur, vous osez parler des fonctions cérébrales, et vous ignorez la cristallographie ?

Vous osez traiter ces questions, et vous n’avez pas lu le dernier mémoire de M. Tartempion sur les fonctions cérébrales de l’homme tertiaire et du poisson rouge ? Allez à l’école, Monsieur, et ne revenez discuter avec moi que quand vous « saurez » les éléments de la question que vous abordez. Or ceux qui nous soutiennent ces balivernes sont généralement de brillants élèves de l’École de médecine qui ne connaissent de la Psychologie et de la philosophie que le nom... et encore !

Le second « truc » consiste à nous écraser sous le ridicule parce que nous avons l’audace d’avoir une « opinion » contraire à celle de M. X. plus titré que nous. Comment ! vous n’êtes qu’un simple docteur en médecine, et vous voudriez aller à l’encontre des opinions de M. X., agrégé, ou de M. Z., le brillant professeur !

Devenez d’abord ce qu’ils sont, et après nous verrons.

Tout cela, ce sont de fausses sorties ; mais, si communément employées qu’on les a servies dernièrement à M. Brunetière, qui a osé parler SCIENCE, alors qu’il n’est même pas médecin... Horreur !!! Et, quand on est médecin, il faut être agrégé, et, quand on est agrégé, il faut être professeur, et, quand on est professeur, il faut être de l’Institut, et, quand enfin un membre de l’Académie des sciences ose affirmer sa foi en Dieu et en l’immortalité de l’âme, comme le fit Pasteur, on dit alors qu’il était âgé et que le ramollissement explique de telles doctrines. Tels sont les faux-fuyants habituels des matérialistes, mais il suffit de les connaître pour les ramener à leur juste valeur.

Il n’est donc pas toujours juste de dire que la foi est une grâce spéciale accordée à quelques natures ; je suis persuadé, d’après ce que j’appellerai mon évolution personnelle, que la foi s’acquiert par l’étude, comme tout le reste.

Mais la vaccination matérialiste a cependant une grande importance. Elle permet en effet d’aborder la psychologie et les problèmes de l’âme en se basant sur la physiologie et donne par là même une très grande importance à la doctrine des trois principes de l’homme et de ce qu’on appelle, en histoire de la philosophie, la théorie du médiateur plastique.

Cette théorie admet entre le corps physique et l’anatomie, et l’esprit immortel et la psychologie, un principe intermédiaire chargé d’assurer les relations des deux extrêmes et qui relève du domaine de la physiologie.

Ce principe, connu aujourd’hui sous le nom de vie organique et qui exerce son action exclusivement sur les organes à fibres lisses par l’intermédiaire du nerf grand sympathique, a une existence bien définie, à mon avis, et ne relève en rien des déductions métaphysiques.

Les anciens hermétistes nommaient ce principe corps formateur ou corps astral, et c’est à lui qu’ils attribuaient cette conservation et cet entretien des formes de l’organisme. Or je puis dire que l’étude de ce corps astral, que je poursuis depuis bientôt dix ans, m’a permis d’établir une explication très scientifique de ces étranges phénomènes hypnotiques et spirites qui déconcertent tant en ce moment certains professeurs de la Faculté de Paris. Bien plus, un examen sérieux de toutes les théories présentées pour expliquer ces faits me permet d’affirmer que la théorie de l’hermétisme sur la constitution de l’homme, théorie qui n’a pas varié depuis la XVIII" dynastie égyptienne, c’est-à-dire depuis 36 siècles, est la seule qui rende compte d’une manière logique et satisfaisante de tous les faits observés. On peut aussi aborder l’étude du problème de la mort et du problème de la survivance de la personnalité au-delà de la tombe, et cette étude doit présenter un certain intérêt, puisque beaucoup de « jeunes » contemporains appartenant à la classe intellectuelle préfèrent ces recherches aux chinoiseries de la politique et des luttes de partis.

Une autre fois je parlerai peut-être de ma voie ésotérique. Pour l’instant, j’ai simplement voulu montrer la route suivie éxotériquement, de mes convictions matérialistes jusqu’à mes études mystiques actuelles.

Papus

Source

L’Initiation, décembre 1895, pages 195 à 206 [Télécharger - Source : L'Initiation]